Voici un article publié sur le site de Lact – Représentant École de Palo Alto

 

Approche systémique de l’éducation :
Les prophéties auto-réalisatrices

Par Roxane Bernard
Thérapeute systémicienne de la relation
Psychopédagogue

« Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner. »
Marcel Pagnol, Le Temps des amours, 1988, p. 76.

Nous avons besoin, lorsque nous sommes en relation, de comprendre l’autre car le fonctionnement de notre cerveau nous incite à prédire et surtout expliquer à ses comportements : « Ces impressions, croyances, perceptions ou autres attentes (expectations) que nous avons à l’égard d’une personne peuvent orienter nos pensées et nos comportements envers elle, et en retour influencer les pensées et comportements de celle-ci » (Snyder et Stukas cités par Trouilloud et Sarrazin, 2003, p. 90).

Les prophéties auto-réalisatrices, qu’est-ce que c’est ?

Dès 1948, Robert Merton nomme cette croyance erronée conduisant à sa réalisation « self-fulfilling prophecy » (prophétie auto-réalisatrice). Selon lui, « une prophétie auto-réalisatrice est une définition d’abord erronée d’une situation qui suscite un nouveau comportement qui rend exacte cette conception initialement fausse » (Merton cité par Trouilloud et Sarrazin, 2003, p. 90).

En 1968, Robert Rosenthal et Lenore Jacobson publient Pygmalion à l’école, dans lequel ils décrivent le rôle joué par les attentes des enseignants sur la réussite ou l’échec scolaire des élèves et démontrent que les préjugés positifs des enseignants sur leurs élèves ont une influence majeure sur le potentiel ce ceux-ci. Lors d’une expérience, Rosenthal et Jacobson font croire à des enseignants que certains élèves de leur classe ont une forte probabilité de réaliser des progrès durant l’année scolaire, leur cachant qu’en réalité, ces élèves, sélectionnés au hasard, ne présentent pas de différences particulières avec les autres élèves de la classe. Et pourtant, ces élèves dits « prometteurs » ont progressé au niveau du QI, confirmant les espoirs placés en eux. Cette prophétie accomplie fut nommée « effet Pygmalion » ou « effet Rosenthal et Jacobson ».

En 1970, Ray Rist a fourni un exemple de la façon dont la dynamique des prophéties auto-réalisatrices peut façonner la vie des élèves, après avoir observé pendant trois ans le comportement des instituteurs et la trajectoire scolaire d’enfants âgés de cinq ans issus de ghettos américains. Dès la première semaine de classe, l’instituteur, ayant identifié les élèves rapides des plus lents, les a assignés à des tables de travail différentes. Au fur et à mesure, il s’est avéré que les élèves dits lents ont intériorisé cette image renvoyée par leur professeur et ont commencé à se désintéresser du travail scolaire. Les années suivantes, aucun de ces élèves n’est parvenu à être affecté dans le groupe dit des « bons lecteurs »…

On remarque que Rist se contente d’observer les attentes naturellement établies tandis que Rosenthal et Jacobson ont induit ces attentes en fournissant des informations erronées.

L’effet Golem et l’effet Galatée, qu’est-ce que c’est ?

C’est en 1982 que Robert Rosenthal, Elisha Babad et Jacinto Inbar approfondissent l’effet Pygmalion en discriminant les résultats positifs, dans un effet appelé Galatée, des résultats négatifs, représentant un effet nommé Golem. Cet effet Golem, prophétie auto-réalisatrice mettant en évidence les croyances négatives des enseignants sur les évolutions scolaires des élèves, montre qu’un potentiel jugé limité par une personne ayant autorité peut conduire à de moins bonnes performances.

De nombreux travaux sont apparus dans le sillage de ces recherches, et notamment une série de critiques – l’une des plus importantes portant sur le fait qu’en réalité, les enseignants disposent d’informations fiables sur les élèves et qu’en situation naturelle, leurs jugements ne sont pas aussi biaisés que le furent ceux des enseignants de l’étude de Rosenthal et Jacobson. Les travaux de Lee Jussim se situent dans cette optique (Bressoux, 2003). Jussim a émis l’hypothèse que les attentes de l’enseignant, au lieu de modifier son comportement, pourraient n’être que le « reflet précis » des capacités de l’élève et prédire sa réussite scolaire – sans l’influencer. Il s’appuie ainsi sur les compétences qui permettent aux professionnels de l’éducation d’évaluer avec une grande précision le potentiel scolaire de leurs élèves. La conclusion de ces études confirme l’effet Pygmalion mais montre aussi qu’il reste faible. Voilà pourquoi « il est préférable, selon Jussim, d’appréhender le phénomène de la confirmation des attentes d’un point de vue quantitatif plutôt que qualitatif : même des attentes très précises sont partiellement imprécises » (Trouilloud et Sarrazin, 2003, p. 104).

 

L’effet Pygmalion

Même si cette étude a régulièrement fait l’objet de controverses, l’effet Pygmalion n’en demeure pas moins une étude incontournable des prophéties auto-réalisatrices. Les chercheurs critiquent principalement le lien mis en avant entre attentes professorales et augmentation du QI. Par contre, le reste de l’étude fait consensus.

Les quatre facteurs de Rosenthal

Rosenthal propose sa « théorie des quatre facteurs », un modèle identifiant quatre grandes catégories de comportements par l’intermédiaire desquels les enseignants traitent différemment les élèves pour lesquels ils expriment des attentes élevées ; ce traitement différencié leur étant bien sûr plus favorable :

  • Le contenu pédagogique et le mode de présentation des tâches d’apprentissage (input)
  • Les sollicitations et opportunités d’expression octroyées aux élèves (output)
  • Le climat socio-émotionnel des interactions verbales et non verbales avec les élèves (climate)
  • Les réactions des enseignants aux prestations des élèves (feedback)

Figure 1 : Trouilloud et Sarrazin, p. 94, Revue Française de Pédagogie, n° 145, octobre-novembre-décembre 2003.

Figure 2 : Cap sur l’école inclusive en Europe – Erasmus+, Fiche Ressource Empathie et effet « Pygmalion » : l’influence positive d’un regard positif sur l’Autre, Tronc du module : D.

Le rôle des biais cognitifs dans les prophéties auto-réalisatrices

« Les enseignants ont la charge de stimuler intellectuellement et affectivement leurs élèves. Si les attentes (perceptions) positives stimulent les élèves, les attentes négatives risquent de les inhiber. » (Papantuono et al., 2019, p. 86).

Selon Jussim, même des attentes précises peuvent créer des prophéties auto-réalisatrices et des biais perceptifs, parce que ces attentes sont toujours partiellement imprécises. On entend par biais cognitif un mécanisme de pensée à l’origine d’une altération du jugement ; il s’agit d’un schéma de pensée trompeur et faussement logique. Cette forme de pensée permet à l’individu de porter un jugement ou de prendre une décision rapidement. Les biais cognitifs influencent nos choix. Nous pouvons relever trois biais qui influencent le jugement des enseignants :

  • Biais perceptif

L’enseignant peut utiliser ses attentes comme des filtres interprétatifs, susceptibles de conduire à des distorsions de la réalité « lorsqu’il perçoit, interprète et évalue les actions d’un élève » (Trouilloud et Sarrazin, 2003, p. 101).

  • Biais de confirmation

Les enseignants peuvent interpréter les résultats scolaires des élèves dont l’attente est élevée comme étant plus positifs que les résultats similaires des élèves dont l’attente est faible. « Accordingly, teachers might more often praise students for whom they have higher expectations, whereas negative performance feedback might be more frequent for lower-expectancy students, independant of the students actual achievements. » (Gentrup et al., 2020, p. 3).

  • Biais spécifique de groupe

Des études ont montré que l’inexactitude des attentes des enseignants ne se produit pas au hasard mais intervient systématiquement pour différents groupes d’élèves – « for example, negative bias in teacher expectations has been found for students from socially disadvantaged families, for ethnic minority students, for boys and girls in gender-untypical domains, as well as for students with specials educational needs or learning disability statuses » (p. 2).

Comme le constatent Trouilloud et Sarrazin (2003), les enseignants basent leurs attentes principalement sur des indices pertinents :

  • Performances antérieures de l’élève,
  • Scores obtenus à des tests standardisés,
  • Motivation, efforts fournis
  • Attitude en classe…
  • et, à un niveau moindre, sur des indicateurs bien moins fiables :
  • Sexe de l’élève,
  • Physique plus ou moins attractif,
  • Origine ethnique ou sociale…

 

Les attentes des enseignants

Les attentes des enseignants influencent la réussite scolaire des élèves, que ce soit :

  • De manière objective, lorsque ces attentes changent le comportement réel des élèves
  • De manière subjective lorsque les biais perceptifs des enseignants influencent leurs évaluations des élèves.

Ces prophéties auto-réalisatrices peuvent avoir un impact sur la façon qu’a l’élève de se percevoir, sur ses performances scolaires, sur sa motivation (notamment la motivation intrinsèque, sur sa confiance et son estime de soi.

In fine, ce ne sont pas toujours les attentes en elles-mêmes qui influenceraient la performance des élèves mais plutôt les comportements particuliers des enseignants engendrés par ces attentes.

Quoi qu’il en soit, Trouilloud et Sarrazin (2003) montrent que des recherches supplémentaires sur les relations entre les attentes positives et négatives d’une part, et la performance subséquente des élèves d’autre part seraient grandement nécessaires pour compléter ce panorama encore très incomplet.

 

Résister aux prophéties auto-réalisatrices

Madon, Jussim et d’autres ont montré que même lorsque les enseignants se comportent différemment envers leurs élèves sur la base de leurs attentes, ces dernières ne se réalisent pas forcément : « les élèves peuvent empêcher les attentes de s’auto-réaliser en leur résistant ou en agissant contre elles, de façon à inciter l’enseignant à modifier ses attentes originales » (cités par Trouilloud et Sarrazin, 2003, p. 113).

Auparavant, avant même une quelconque action de résistance, il semble important que l’élève remarque et prenne conscience de la présence d’un traitement particulier infligé aux élèves par l’enseignant. Dans le cas contraire, il ne viendra pas confirmer les attentes de l’enseignant. « Ainsi, la chaîne motivationnelle qui lie le jugement aux performances pourrait dépendre de la perception par les élèves du traitement différencié dont ils sont l’objet en classe. » (Bressoux, 2003, p. 12).

 

Parents et prophéties auto-réalisatrices

L’effet Pygmalion dénoncé par Rosenthal et Jacobson ne se limite pas à la salle de classe. « Il ne s’agit pas ici de considérer que le comportement des parents est sans reproche, mais qu’ils font ce qu’ils pensent être le mieux pour leur enfant en fonction des informations dont ils disposent, des conceptions du monde et de l’éducation qu’ils se sont forgées au cours de leur existence. » (Berlioz-Ruffiot, 2007, p. 160).